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book-girl

10 janvier 2012

Joyeux noël

Samedi 17 décembre

 

 

Le ciel s’était habillé de bleu azur. Les rayons du soleil réchauffaient l’air froid et sec de ce matin de décembre. Emma ouvrit un œil pour vérifier l’heure tout en s’étirant paresseusement sous les couvertures. La sonnerie du réveil ne devait se déclencher que trente minutes plus tard. La jeune femme pouvait rêvasser encore un peu avant de se lever. Elle passa en revue mentalement le déroulement de sa matinée : prendre une douche, faire couler un café fort, remplir sa valise avec tout ce qui s’avérerait nécessaire pour une semaine et recouvrir chaque meuble de son deux-pièces avec la bâche fournie par Monsieur Georges, son propriétaire. En moins d’une heure, c’était chose faite. Les yeux turquoise inspectèrent les lieux : toutes les surfaces de l’appartement étaient protégées de plastique transparent. Les objets de valeur, principalement sentimentale, avaient été mis sous clé dans l’armoire de la chambre. Le petit sapin artificiel ainsi que toutes les décorations de noël installées avec soin trois semaines plus tôt avaient également disparus. Ces vestiges  des fêtes de fin d’année furent remballés dans leurs cartons et remisés la veille dans le placard de l’entrée. La valise, que lui avait offerte sa mère quelques années auparavant, trônait au milieu de son lit, grande ouverte. Emma finirait d’y déposer le reste de ses affaires le soir même, après son service. Un dernier coup d’œil au miroir lui renvoya l’image d’une jeune femme de vingt-huit, petite et menue, dont les longs cheveux blonds cendrés étaient remontés en chignon sur le sommet de la tête. Emma ne jeta qu’un regard distrait à son reflet avant de sortir de chez elle. Sur le pas de la porte de l’immeuble, les yeux clos, elle offrit son visage au soleil, un sourire aux lèvres. Elle prit le bus et profita du voyage pour se régaler de tous les apparats dédiés à noël sur les devantures des commerces et dans les rues. Les trottoirs grouillaient de gens pressés qui rendaient la ville effervescente. Certains scrutaient attentivement les vitrines, sans doute en quête d’idées cadeaux lumineuses. D’autres avaient les bras chargés de paquets et de sacs multicolores en tout genre.  Les guirlandes scintillantes, les branches de gui ou les sapins recouverts de dorure la mettaient chaque année dans un état d’allégresse proche de l’euphorie. La jeune femme s’étonnait elle-même que cet émerveillement enfantin perdure avec le temps. Le bus la déposa au coin de la rue où se trouvait le  « 5ème avenue », un restaurant branché dont elle avait intégré l’équipe plus d’un an auparavant. Grâce à son expérience dans le métier, elle avait pu endosser le rôle d’hôtesse d’accueil. Ce samedi était le dernier jour de sa mission en tant qu’intérimaire. Emma s’attendait inéluctablement à être convoquée par Paul, le gérant, qui lui ferait signer un contrat définitif. Après treize mois de labeur et d’efforts, ce serait un beau cadeau de noël, bien mérité, songea-t-elle. La jeune femme pénétra par la porte de service pour accéder directement au vestiaire du personnel. Elle y trouva Zoé, une des serveuses, qui était devenue son amie au fil des mois. La rousse plantureuse, d’un an l’ainée d’Emma, troquait une paire de ballerines plates contre ses escarpins à hauts talons. Plutôt que de s’embrasser chaleureusement comme chaque jour, Zoé lança un salut du bout des lèvres, se hâta de fermer son casier pour s’enfuir en direction de la salle. Elle redoutait la confrontation qui aurait lieu tôt ou tard avec sa collègue. Mais à cet instant, elle décida que ce serait plus tard. L’attitude de Zoé était étrange mais Emma préféra ne pas s’en formaliser. La journée avait formidablement bien commencé et rien ne pourrait venir altérer sa bonne humeur. Le jean et le pull-over furent remplacés par un tailleur noir et un chemisier blanc réglementaires. Tout en sifflotant « Jingle Bells » Emma passa la porte battante qui menait à la salle de restaurant. L’hôtesse se délectait chaque jour de ce cadre au luxe discret. Des couleurs beige, taupe, des touches de noir, du coton, de la soie et du cristal. Un mobilier classique et design au confort voluptueux. La décoration de la salle était à son zénith quand les tables étaient dressées, le sol brillant fraichement lavé et la salle vide, en attente de ses premiers convives. Ce moment de calme avant le coup de feu du début de service était un instant de grâce qu’Emma appréciait par-dessus tout dans son travail. Les décorations de noël blanches et dorées qu’une décoratrice reconnue avait disséminées çà et là apportaient une touche chaleureuse et festive à l’endroit. Elle prit place derrière le comptoir d’accueil laqué noir. Le temps de vérifier les réservations, de s’assurer que les tables étaient dressées en fonction des demandes et goûts des habitués et il était déjà l’heure de déjeuner avec le reste du personnel. Ils se retrouvaient tous avant chaque service, dans un coin reculé de la salle pour déjeuner gaiement, en parlant de tout, sauf du service qui débutait 30 minutes plus tard. Cette ambiance franche et amicale permettait à Emma d’être sereine quant à son avenir au « 5ème avenue ». Mais ce jour-là, Paul ne les rejoignit pas, pour déjeuner en solitaire dans son bureau. Zoé ne s’assit pas aux côtés d’Emma comme à leur habitude et Philippe, le chef, ne fit pas non plus de plaisanterie douteuse.

-         Alors, tout le monde, c’est quoi cet air lugubre ? lança Emma à la cantonade.

En retour, chacun marmonna de façon inintelligible, le nez dans son assiette. Mais qu’avaient-ils donc tous ?

-         Vous faites tous une tête d’enterrement.  On a annulé noël cette année, ou c’est Paul qui vous a enguirlandé ce matin ?  

Comme personne ne desserrait les dents, elle se tourna vers son amie.

-         Dis-moi Zoé, comment ça va avec Richard ? Toujours la lune de miel ?

En guise de réponse, elle vit la rouquine enfourner une énorme portion de spaghettis et hocher la tête, la bouche pleine.

Je les agace peut-être avec ma bonne humeur et mes chants de noël ? s’interrogea Emma. Elle choisit alors un autre angle d’attaque. Prenant un air langoureux, elle s’adressa au chef.

-         Hum, Philippe, j’adore tes spaghettis bolognaise. Tes boulettes de viande gorgées de jus fondent dans ma bouche.

Silence. Aucune réplique. Surprenant ce manque de répartie de la part de Philippe. Pour ponctuer sa remarque, elle se mit à aspirer goulument et de manière aussi suggestive que possible ses pâtes.

Toujours rien. La jolie blonde préféra déclarer forfait face au stoïcisme du chef. D’autant qu’Igor et Fabien commençaient à lui lancer des regards ambigus, tandis que Zoé la regardait avec des yeux effarés. Abandonnant sa tentative pour dégeler l’atmosphère, Emma finit son plat en silence. Le repas fut expédier rapidement et c’est avec un soulagement général que la table fut débarrassée et redressée en un temps record. Les premiers clients arrivèrent et la vie du microcosme reprit ses marques, comme si de rien n’était. L’allant d’Emma était quelque peu retombé mais ses habitués lui redonnèrent rapidement le sourire. Puis arriva Samuel Cohen, son client préféré. Grand, brun, la trentaine, un charme fou et un sourire ravageur. Ce samedi-là, il était accompagné d’une jeune femme élégante au type méditerranéen. Emma les plaça à l’une des meilleures tables du restaurant et alluma la petite chandelle placée au centre. Son professionnalisme lui imposait de toujours s’adresser avec courtoisie et empathie à la clientèle haut de gamme du « 5ème avenue ». Seulement avec Samuel Cohen, au fil du temps et des nombreuses conquêtes qu’il avait pu inviter à déjeuner, Emma s’était amusée à le recevoir avec une déférence exagérée.  Au lieu de s’en offusquer, il avait eu suffisamment d’humour pour accepter cette ironie, somme toute, bon enfant. Lui-même reconnaissait que les jeunes femmes qui l’accompagnaient pouvaient se montrer parfois hautaines ou méprisantes avec le personnel. Finalement, il en savait gré à Emma de prendre avec distance l’attitude des femmes qui passaient dans sa vie. Une sorte de connivence s’était instaurée entre eux au cours des mois, une complicité tacite. Emma mettait chaque fois un point d’honneur  à traiter chacune de ses conquêtes comme si elle était la première à partager le déjeuner du jeune homme. Rapidement, le restaurant se remplit et Emma dû refouler avec moult courbettes et diplomatie ceux qui n’avaient pas de réservations. Ce fut quand les arrivées se tarirent et que les tables furent toutes prises, que Paul choisit de sortir de sa tanière pour se diriger droit vers elle.

-         Emma, suit moi dans mon bureau. Zoé va gérer les arrivées si besoin.

Le cœur d’Emma fit un bond. Pour la jeune femme qui avait quitté le cocon familial de bonne heure pour voler de ses propres ailes, un contrat sans date de fin était gage de stabilité et de sécurité. Mais les papillons qui dansaient dans son ventre s’écrasèrent sans douceur au fond de l’estomac devant l’air sinistre de son patron. Il n’eut pas besoin de prononcer une parole pour que tout s’éclaire pour elle. Comment n’avait-elle pas vu les signes avant-coureurs ? Refermant la porte derrière eux, Paul lança sans préambule :

-         Je suis désolé Emma. Je sais que j’aurais dû te le dire plus tôt mais ton contrat ne va pas être prolongé.

Face au silence dépité de la jolie blonde, il crut bon de se justifier :

-         Je ne suis que le gérant. Les propriétaires pensent que la crise actuelle ne leur permet pas d’engager une personne à temps plein. Mais ça n’enlève rien au travail remarquable que tu as accompli.

Devant le mutisme de la jeune femme, Paul se balançait d’un pied sur l’autre. Fallait-il lui demander de sortir du bureau ou attendre qu’elle réagisse et s’exprime ? Autant il adorait son métier de restaurateur, autant la partie management avait toujours été son talon d’Achille. Il savait depuis quinze jours qu’Emma ne serait pas gardée et en avait informé toute l’équipe, le matin même. Il avait lâchement espéré que quelqu’un vendrait la mèche et qu’il n’aurait pas à signifier lui-même la fin du contrat à son hôtesse. Mais apparemment, devant l’air décontenancé de celle-ci, personne n’avait accompli la besogne à sa place. Pas même Zoé, qui semblait pourtant proche d’Emma. Tout le monde appréciait la jeune femme et chacun s’était gardé de lui faire de la peine.  Du côté d’Emma, une tempête intérieure venait de se lever pour dévaster tous ses projets au passage. Elle qui rêvait de quitter sa location pour s’acheter un petit appartement bien à elle. Elle avait même parlé à Monsieur Georges d’un départ imminent, ce qui avait précipité les travaux de rénovation de son appartement. Et puis, elle se plaisait au restaurant. Elle aimait les gens avec qui elle travaillait, c’était fait des amis. Après des années à travailler dans la restauration, allant où le travail se présentait, faisant des saisons dans tout un tas de villes, elle aspirait à se poser dorénavant. Mais tout cela était balayer en une fraction de secondes à cause de personnes qu’elles n’avaient jamais rencontrées. Des noms sur ses bulletins de paie qui possédaient quatre ou cinq endroits tels que le « 5ème avenue ». Des entités abstraites qui géraient leurs entreprises sans état d’âme, prenant des décisions arbitraires sans imaginer un instant l’impact que cela pouvait avoir sur la vie des gens. La déception se disputait à la colère. Mais Emma ne fit pas de scène. Non qu’elle n’osa pas mais ce n’était simplement pas dans son tempérament. Zoé, il fallait qu’elle parle à Zoé. Son amie saurait lui remonter le moral. Pour briser ce silence gênant, Paul décida de reprendre la parole :

-           Je comprends ta déception Emma et je suis le premier chagriné de ton départ.

On t’adore tous ici et les clients t’ont adopté.  Mais comme je te l’ai dit, je ne suis pas maître de la décision. Tiens, j’avais préparé l’enveloppe avec ton dernier salaire et ton solde de tout compte. Et bien évidemment, tu n’as pas à terminer le service. Tu ne dois pas être en état de t’occuper des clients. Et ne t’inquiètes pas pour le service de ce soir, j’ai prévu que Zoé te remplace à l’accueil. Il faut bien qu’on apprenne à se passer de toi maintenant. D’accord ?

-         Euh, oui, d’accord.

Il s’attendait à ce qu’elle parte. Sur le champ. Emma était encore sonnée.

-         Bon, et bien, je vais y aller.

Paul n’ajouta rien. Et se dirigeant vers la porte, Emma fit une pause, puis volte-face.

-         Paul, je te remercie pour tout. J’ai adoré travailler ici. Je te souhaite bonne continuation.

Elle était sincère, elle avait toujours respecté et apprécié son patron pour ses qualités humaines et professionnelles. La cinquantaine bedonnante, Paul faisait preuve de paternalisme envers ses employés et avait créé une ambiance familiale dans son équipe. Après une dernière poignée de main qu’Emma espérait ferme, elle sortit du bureau de Paul, qui poussa un silencieux soupir de soulagement. Comme une automate, elle se dirigea vers son comptoir d’accueil. Zoé était en conversation avec des clients qui la félicitait pour la qualité du repas et du service. Quand enfin ils s’éloignèrent, Emma pu apostropher son amie.

-         Je ne suis pas gardée, lâcha-t-elle dans un souffle, la poitrine oppressée.

-         Je sais, Paul nous l’a dit. Viens, suis-moi dans les vestiaires pour parler deux minutes.

Une fois seules, Zoé reprit :

-         Je suis désolée de ne pas te l’avoir dit mais je ne savais pas comment aborder le sujet. Tout le monde est triste de ton départ. On sait bien que tu te plaisais chez nous.

Chez nous. Emma avait le cœur brisé. Elle avait pensé qu’avec le temps, le « 5ème avenue » était aussi son chez elle. Elle ne savait plus si elle avait envie de pleurer à cause de son départ ou, parce qu’à la façon de s’exprimer de son amie, c’était comme si elle n’avait jamais vraiment fait partie de l’équipe à part entière.

-         Euh… en fait… il y autre chose dont je voulais parler avec toi.

Un mauvais pressentiment envahi Emma, mais elle préféra laisser sa collègue prendre les devants.

-         Finalement, pour la semaine prochaine, ça ne va pas être possible.

Cette journée, qui avait si bien commencée, virait au cauchemar.

-         Non ? Mais pourquoi ? On en a parlé il y a des semaines, quand je t’ai dit que mon propriétaire rénovait entièrement mon appartement. Je me suis engagée à laisser les lieux vides afin de laisser champ libre aux ouvriers. C’est même toi qui m’a proposé de venir dans ton appartement. On était d’accord. J’espère que ce n’est pas parce que je viens de me faire virer ?

-         Oui et non. En fait, pour tout te dire, Richard va m’emmener quelques jours chez ses parents à la montagne et je crois bien qu’il va me faire sa demande là-bas. Ce n’est pas génial ?

-         Si, bien sûr et je suis ravie pour toi. Mais quel est le rapport avec moi ?

-         Eh bien, j’en ai parlé avec Richard et il pense que ce n’est pas une bonne idée de te laisser les clés de mon appartement pendant mon absence. Il n’a pas tort ; on ne se connait pas depuis si longtemps que ça, tout compte fait. Et maintenant que tu n’as plus d’emploi…

-         Oui, et bien quoi ? Tu crois que je vais cambrioler ton appartement dans ton dos ou bien m’incruster chez toi pendant six mois ? Tu me connais mieux que ça quand même. Je pensais qu’on était amie.

-         Ça n’empêchera pas qu’on pourra se revoir par la suite. Mais pour mon appartement, je suis désolée, c’est non. Tu dois bien avoir des amis ou de la famille pour t’héberger pendant une semaine. Je ne m’en fais pas pour toi. Bon, il faut vraiment que j’y aille sinon, Paul va faire une crise s’il ne voit personne à l’accueil. Donnes moi vite de tes nouvelles et joyeux noël.

La rouquine embrassa hâtivement Emma et détala au plus vite vers la salle. Restée seule, l’ex-hôtesse sentit les larmes lui piquer les yeux, prêtes à déborder et se répandre sur ses joues. Elle n’avait même plus le courage d’aller voir toute l’équipe pour dire au revoir. Elle n’avait qu’une hâte : se changer, débarrasser son casier et partir au plus vite par la porte de service, sans croiser quiconque. A peine sortit dans la rue, les sanglots remontèrent en force dans sa gorge. La tête baissée pour dissimuler au mieux son chagrin, elle se dirigea vers l’arrêt d’autobus situé un peu plus loin. Elle prenait presque toujours les transports en commun pour se rendre à son travail. Cela lui évitait d’avoir à tourner des heures en quête d’une place pour sa voiture, dans ce quartier très fréquenté du centre. Ce jour-là, elle aurait mieux fait de prendre son véhicule. Elle aurait pu se réfugier à l’abri des regards pour se lamenter sur son sort. Et puis elle avait mal aux jambes et aux pieds. Toute énergie l’ayant quitté, la jeune femme s’assit sur le banc de l’aubette de bus et commença à faire le point sur sa situation. La priorité était de trouver un endroit pour loger avant le lendemain midi. Certes, elle avait des amis. Seulement, l’inconvénient de se faire des relations lors de saisons touristiques, c’est que tous habitaient à des centaines de kilomètres de chez elle. Et étaient-ils assez proches pour accepter de l’héberger, pendant les fêtes de noël de surcroît, à l’improviste ? Elle aurait pu y croire encore une heure auparavant, sans la réaction de sa soi-disant amie Zoé. La déception de quitter le « 5ème avenue » n’était rien face à celle causée par la défection de celle avec qui elle avait tant partager pendant près d’un an. Elle rejeta immédiatement la possibilité de prendre une chambre d’hôtel à cause de sa perte d’emploi. Elle ne pouvait pas se permettre de faire une telle dépense, n’ayant pas un centime d’économie devant elle et ne sachant pas quand elle percevrait à nouveau un salaire. Restait sa famille pour l’accueillir. Mais cette option-là, elle ne voulait même pas l’envisager. Ses relations avec sa mère, Flora et son beau-père Jean-Louis, n’étaient pas en cause. La jeune femme avait perdu son père dans un accident de la route à l’âge de trois ans et avec Flora, elles s’étaient soutenues durant deux ans pour faire face au drame. Puis sa mère avait rencontré Jean-Louis et après quelques mois, ils emménagèrent ensembles. Sa mère était encore jeune et c’était naturel qu’elle refasse sa vie. Pourtant, la petite Emma s’était sentie trahie, elle qui aurait tant aimé qu’elles restent toutes les deux pour toujours. Jean-Louis réussit malgré tout à l’apprivoiser et faire sa place dans leur vie. Très vite vint le jour où Flora lui apprit qu’elle était enceinte. Une petite Enora était venue agrandir la famille. Puis une dernière petite fille : Sidonie. Flora travaillait à temps partiel dans un petit magasin de prêt à porter pendant que Jean-Louis était chef d’atelier dans l’usine de métallurgie de la région. Ils étaient des parents attentifs, qui avaient toujours veillé à ne faire aucune différence entre les trois filles. Et malgré une réelle entente avec ses petites sœurs, Emma avait toujours eu le sentiment de ne pas faire complètement partie de cette famille. C’est pour cela qu’elle les quitta dès qu’elle fut majeure. Elle les aimait tous mais avait eu besoin de trouver sa place, ailleurs. Durant des années, elle travailla et voyagea beaucoup, changeant tous les six mois de régions. Elle s’arrangeait pour venir leur rendre visite une à deux fois par an et donnait régulièrement de ses nouvelles à sa mère par téléphone. Appréciant profondément la période de noël et ce que cela représentait, elle aurait dû être aux anges à l’idée de les rejoindre pour passer les fêtes de fin d’année. Malgré tout, la sensation d’être une intruse dans sa propre famille l’en avait gardé depuis des années.

Allez, reprend toi Emma, se répétait-elle sur son banc. Noël avec maman et Jean-Louis, ça va être super. Ils vont être fous de joie, ce sera gai et ça me changera les idées. Même si il y a Enora, son gentil mari et leur adorable petite fille. Le stéréotype de la famille heureuse et épanouie. Ils sont tellement mielleux que ça frôle l’overdose de sirop. Je risque de rendre le repas du réveillon sur la jolie nappe rouge de maman. Ça fera des souvenirs. Arrête Emma, ne sois pas mesquine. Réjouis-toi de leur bonheur, même si ta vie prend l’eau. Et puis, il y a Sidonie. Depuis le temps qu’elle t’envoie des mails et demande à ce que tu rentres. Allez Emma, tu n’as pas le choix, de toutes façons. Il faudra les appeler en rentrant.

Sombrant dans le désespoir, la jeune femme pria intérieurement : « Oh, papa, comme tu me manque. Si seulement tu étais resté avec maman et moi, aujourd’hui, on serait ensemble et je ne me sentirais pas aussi mal quand je retourne là-bas. Je ne serais pas comme une étrangère. Je suis si seule, papa. Aide moi, où que tu sois, je t’en prie, aide moi. »

-         Ça ne va pas Emma ?

La jeune femme sursauta et tenta d’arrêter ses pleurs. Tournant la tête, elle vit que Samuel Cohen s’était matérialisé auprès d’elle.

-         Si, si, tout va bien, merci.

Que dire d’autre ? Même si ses joues rougies par les larmes démentaient ses propos, la question n’était que purement formelle. Celle qu’elle considérait comme son amie lui avait tourné le dos, alors comment un client, aussi courtois soit-il, pourrait faire preuve d’une réelle inquiétude à son égard ? Depuis sa tendre enfance, Emma n’avait jamais supporté qu’on la prenne en pitié.

-         Non, je vois bien que ça ne va pas, Emma. Je peux faire quoique ce soit pour vous venir en aide ?

Emma jeta un coup d’œil derrière l’épaule de Samuel pour tenter d’apercevoir la belle brune qui l’accompagnait plus tôt. Personne en vue.

-         Merci, Monsieur Cohen. Un petit coup de blues. Je viens d’apprendre que je ne travaillerais plus au « 5ème avenue ». Zoé sera votre hôtesse à l’avenir.

-         On vous à virer ?

-         Non, non. C’est juste mon contrat qui prend fin et je viens d’apprendre que je ne suis pas renouvelée. C’est la vie. Je vais rebondir vite. Tiens, voilà mon bus.

En se levant du banc, elle ne savait pas si elle devait lui serrer la main en signe d’au revoir. Ce geste serait-il déplacé ?

-         Ça m’embête de vous voir partir comme ça. Vous avez été l’hôtesse la plus compréhensive et la plus patiente que j’ai jamais vue. J’ai un peu de temps devant moi. Si on allait prendre un café, vous me raconteriez tous vos malheurs. Je pourrais peut-être vous remonter un peu le moral ? Qu’en dites-vous ?

Le bus s’était arrêté devant eux et attendait qu’Emma monte à l’intérieur. Une part d’elle-même était gênée de la sollicitude dont Samuel faisait preuve. D’un autre côté, elle n’avait aucune envie de rentrer seule chez elle, dans son locatif bâché et impersonnel, face à ses désillusions. Se laissant guider par une impulsion, elle choisit de laisser partir le bus et suivit Samuel qui la guida vers un petit bistrot. Une fois attablés et leurs commandes passées, Emma se laissa aller à raconter ses déboires. Samuel l’écouta avec attention, ne l’interrompant que pour lui poser des questions avec bienveillance. De se confier permit à la jeune femme de sentir le poids qui pesait sur ses épaules s’alléger. La conversation se prolongea, l’après-midi s’écoula. Surprenant le coup d’œil discret que le jeune homme jeta à sa montre, Emma décida qu’il était temps pour elle de rentrer. Elle se leva, prenant congé, tout en cherchant l’appoint dans son porte-monnaie. Samuel arrêta son geste et régla la note pour eux d’eux.

-         Merci de m’avoir écouté Samuel. Peut-être aurons-nous l’occasion de nous recroiser un de ces jours.

Cette fois-ci, Emma n’hésita pas à lui tendre la main. Mais Samuel ne la prit pas, la fixant avec insistance.

-         Emma, j’ai quelque chose à vous proposer. Mon frère prend l’avion demain matin. Il part à Dubaï durant une semaine et son appartement sera libre. Cela vous intéresserait-il de l’occuper en son absence ?

Emma resta interdite devant la proposition. Qu’avait-il dit ? Avait-elle bien entendu ? C’était trop beau pour être vrai. Il devait plaisanter. Pourtant, il semblait sérieux. Un air très solennel, même. Il avait dit ça sur un coup de tête. Il le regrette déjà, j’en suis sure, pensa-t-elle.  

-         Non, ça ira. Je vais me débrouiller. Mais c’est très gentil de l’avoir proposé.

-         Je ne dis pas ça en l’air, Emma. Vous me semblez être une personne honnête et vous avez besoin d’un petit coup de pouce en ce moment. Je sens que je peux vous faire confiance. Si vous vous engagez à me rendre les clés dimanche en huit, l’appartement est à vous.

-         Vraiment ? Ce n’est pas une blague ? Je suis tentée d’accepter. Vous me sauveriez la vie. Je vous promets de ne toucher à rien. Vous êtes sur ?

-         Absolument. Mon frère me tuerait s’il l’apprenait. Il est tellement prévisible et rigide. Ce doit être pour cela que je prends tant de plaisir à le rendre dingue. Alors, marché conclu ?

-         Oui, plutôt deux fois qu’une !

-         On se retrouve demain à midi, devant le restaurant. Je vous donnerais les clés et vous amènerais à l’appartement.

-         J’y serais. A demain, Samuel, et merci encore pour tout.

Ils se quittèrent quelques minutes plus tard. Emma se dit que finalement, cette journée se terminait bien. L’esprit de noël aurait-il frappé ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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Dimanche 18 décembre

 

 

La tête prise entre les mains, le jeune professeur n’arrivait pas à se concentrer sur la correction de ses copies. Il s’agissait pourtant du devoir de mathématiques de l’un de ses élèves les plus brillants. Mais impossible de s’enlever Delphine de l’esprit. Sa présence hantait chaque recoin de leur appartement. Assis face à sa table de travail, il se repassait sans cesse leur dernière conversation téléphonique.

-         Pourquoi as-tu changé d’avis, Henri ? On était d’accord pour que tu me rejoignes pendant les vacances noël.

-         Je sais, je sais. Mais comprends les choses, un peu. Tu es à des milliers de kilomètres. Le voyage coute cher et avec mon salaire de prof, j’arrive à peine à m’en sortir entre l’appartement et les factures. En plus, j’ai des tonnes de copies à corriger pour la rentrée de janvier. Et puis, mes parents seraient déçus que je ne passe pas les fêtes avec eux. Tu sais comment ils sont.

-         Oui, je les connais. Et on sait très bien tous les deux qu’ils comprendraient que tu viennes ici pour noël. Ils savent que cet éloignement nous est pénible. Tu m’avais dit que tu devais leur en parlé, il y a quelques semaines. Tu ne l’as pas fait, c’est ça ? Qu’est-ce qui se passe, Henry ? Tu t’éloignes de moi, on dirait. Je ne te manque plus ? Tu ne veux plus être avec moi ?

-         Bien sûr que non, ma chérie. Tu me manques. A un point que tu ne peux pas imaginer. Mais c’est toi qui as choisis de partir. Je ne peux tout de même pas mettre ma vie entre parenthèse durant un an parce que tu l’as décidé ainsi.

-         Parce que je l’ai décidé ? Comment peux-tu dire une chose pareille ? Souviens-toi que nous en avons parlé des semaines avant que j’accepte ce boulot. Tu oublis un peu vite que c’est toi qui m’a encouragé. Tu me disais que c’était une opportunité à saisir, après tous ces mois de galère. On savait tous les deux que pour obtenir un poste près de chez nous, il fallait qu’on fasse ce sacrifice pendant douze mois. Tu as lu les termes du contrat comme moi. Et maintenant, tu me reproches d’être partie. C’est un comble ! C’est sûr qu’avec mon diplôme dans le tourisme, je ne peux pas prétendre à un truc aussi stable qu’un fonctionnaire.

La dispute avait tourné court et ils avaient raccrochés, frustrés et malheureux. Henry s’en voulait tellement. Bien sûr qu’il avait été fier d’elle quand elle avait décroché le poste. Depuis qu’elle avait obtenu son diplôme, Delphine avait pris contact avec tous les offices de tourisme et agences de voyage des environs. Toujours la même réponse : elle manquait d’expérience. Jusqu’au jour où l’agence Traveleverywhere lui avait proposé de partir durant un an à Dubaï pour revenir faire la promotion de leur produits touristiques dans la succursale, près de chez eux. Un emploi en or pour une débutante. Bien sûr qu’il lui avait vivement conseillé d’accepter. Il avait confiance en leur amour, en elle. L’emmener à l’aéroport lui avait déchiré le cœur, mais il était persuadé qu’ils seraient assez forts pour supporter la distance. Ils se connaissaient depuis l’enfance, avaient été longtemps amis avant d’être amants. L’amitié puis la passion avaient laissé place à l’amour, tranquillement. Tout était simple, aux côtés de Delphine. Les liens de toujours s’étaient approfondis, naturellement, lui semblants indestructibles. Quel idiot ! Il n’avait pas imaginé à quel point l’absence pouvait être cruelle. Le manque qui vous paralysait au quotidien et rendait la vie terne et sans saveur. Très vite, les coups de téléphone quotidiens n’avaient plus suffit au jeune professeur. Quand arriva la première morsure de la jalousie, il fut surprit. Cette sensation prit de la place, encore et encore, jusqu’à écraser tout le reste. Chaque appel était analysé et décrypté afin de trouver un quelconque indice de trahison. Il commençait à douter de Delphine et cela le brisait. Il avait tant besoin d’elle. Ils ne s’étaient pas vus depuis trop longtemps. Il fallait qu’il la voie, retrouve la Delphine qu’il avait quittée, quatre mois plus tôt. Mais une sourde angoisse l’envahissait quand il pensait à leurs retrouvailles. Et s’il arrivait trop tard ? Si elle le repoussait ? Si elle avait rencontré un autre homme ? Si elle s’était rendue compte qu’elle méritait mieux que lui ? De ressasser ces idées le rendait fou. Tant qu’il enseignait, il pouvait repousser toutes ces idées noires au fond de sa conscience. L’arrivée des vacances scolaires l’avait plongé dans la déprime. Il ne mangeait plus, n’arrivait pas à se concentrer sur ses corrections, tournait en rond dans leur appartement, cherchant partout la présence de la femme de sa vie. La femme de sa vie ? Evidemment que Delphine était la femme de sa vie ! Alors pourquoi perdait-il autant de temps à s’apitoyer sur son sort ? Je l’aime et il faut que je le lui dise, décida- t-il. Et le plus vite possible. Pris d’une soudaine frénésie, Henry se leva de sa chaise, renversant dans sa précipitation  les copies qui parsemaient son bureau. Il faut que j’y aille, se répétait-il. Il faut que je lui montre combien je tiens à elle, qu’il n’y a qu’elle qui compte. Tout en remplissant un sac de voyage à la hâte, il tentait de trouver les mots justes pour déclarer sa flamme à la jeune femme. Il n’avait jamais fait cela, auparavant. Leur relation s’était nouée avec le temps, ne nécessitant pas de déclaration enflammée. Tout n’avait été qu’évidence entre eux. Même la décision d’emménager ensemble s’était imposée au détour d’une conversation anodine, par soucis pratique et économique. Tout cela allait changer. Il lui dirait des mots d’amour, des mots passionnés,  lui lirait des poèmes, lui chanterait des sérénades… enfin, peut-être pas des sérénades. Il trouverait la meilleure façon d’exprimer ses sentiments. Le sac sur l’épaule, il attendait son taxi. Son esprit était ailleurs, déjà aux côtés de Delphine. Il se sentait fébrile et heureux. Une fois dans le taxi, la réalité reprit un peu de consistance. Il décida d’appeler ses parents pour les prévenir qu’il ne serait pas parmi eux pour noël. Ce fut sa mère qui décrocha. Elle l’encouragea à aller retrouver Delphine et le félicita pour cette escapade qu’elle qualifia de follement romanesque. Arrivé à l’aéroport, son enthousiasme fut subitement tempéré par la quinquagénaire qui se tenait derrière le comptoir de vente. Evidemment, il n’avait pas de billet puisqu’une heure auparavant, il ne savait pas qu’il déciderait de s’envoler pour Dubaï.

-         Madame, vous devez comprendre qu’il faut absolument que je prenne le prochain vol. La femme que j’aime est à Dubaï depuis quatre mois. Il faut que j’aille la retrouver, c’est vital.

-         Monsieur, à cette période de l’année, aucune place n’est disponible, lui répétait inlassablement l’hôtesse blasée.

-         Je sais comment ça marche. Vous faîtes du surbooking pour remplir vos avions en prévision des désistements. Je suis prêt à vous payer le double du tarif si vous me trouver une place. Je prends n’importe quoi, un strapontin, une couchette en soute.

-         Il n’y a plus de siège disponible pour ce vol, Monsieur. Je peux vous proposer une place pour le prochain départ, mardi matin.

-         Mardi, mais c’est dans deux jours ! Qui sait si elle ne va pas rencontrer un autre homme durant ces quarante-huit heures ! Peut-être est-ce déjà le cas. Je dois la rejoindre, je vous en supplie.

-         Monsieur, vous bloquez la file. Les personnes derrière vous souhaitent également prendre un avion, donc si le vol de mardi ne vous convient pas, veuillez libérer mon comptoir.

-         Il est hors de question que je m’en aille sans avoir mon billet pour décoller aujourd’hui. Imaginez : si le président débarquait maintenant et devait se rendre immédiatement à Dubaï, vous lui trouveriez une place, n’est-ce pas ? Alors, dites-vous que je suis le président et faites ce que vous avez à faire !

-         Si vous étiez le président, Monsieur, vous prendriez votre jet privé. Et ce que j’ai à faire à présent, c’est d’appeler la sécurité. Compris ?

Henry sentait sa détermination vaciller. Le doute l’envahit de nouveau. Et si c’était un signe ? Et s’il ne devait pas aller là-bas ? Et s’il était trop tard pour Delphine et lui ? Si c’était le destin qui les séparaient, maintenant et pour toujours ?

-         Prenez mon billet.

Henry regarda avec un air ahurit cette magnifique créature qui lui tendait une carte d’embarquement.

-         Pardon, demanda-t-il, perplexe.

-         Prenez mon billet. L’avion pour Dubaï doit décoller dans moins d’une heure. Tenez, prenez-le. Et dépêchez-vous d’aller faire enregistrer vos bagages.

Ebahi, Henry prit néanmoins le billet qu’on lui présentait.

-         Vraiment ? Mais pourquoi ? Vous ne voulez plus partir ?

-         Disons que j’ai mes raisons. Allez vite retrouver la femme que vous aimez. Elle a beaucoup de chance, j’espère qu’elle en est consciente.

Sur ces mots, la beauté brune partit. Henry la rattrapa en quelques enjambés, il fallait qu’il la remercie.

-         Attendez, vous me sauvez la vie, vous ne savez pas à quel point. Comment vous appelez-vous ?

-         Rebecca.

-         Eh bien, Rebecca, merci pour cet extraordinaire cadeau que vous me faites. Je vous souhaite un joyeux noël. Dieu vous le rendra.

Le jeune homme ne perdit pas plus de temps et se précipita vers la salle d’embarquement. Il réussit à prendre son avion. Le destin était avec eux, il avait de nouveau confiance en l’avenir. Tandis qu’il survolait l’océan, Henry se dit qu’une bague de fiançailles, ce serait un beau cadeau de noël pour sa bien-aimée.

 

 

 

 

 

Faisant les cent pas devant le « 5ème avenue », Samuel Cohen se réjouissait de son idée. Hier, en quittant Angela, qui devait impérativement se rendre à sa séance de spa, il n’avait pas imaginé un instant revenir vingt-quatre heures plus tard, pour y attendre une autre femme. Il était comme ça : spontané, chaleureux et charmeur, toujours prêt à prendre des risques. Surtout quand le risque consistait à prêter l’appartement de David à une quasi-inconnue. Si son frère savait ce qui se tramait, il serait furieux. Ce n’était pas la première fois que Samuel s’amusait aux dépends de son aînée. Il se remémora brièvement les quelques coups pendables qu’il lui avait fait : le faire accuser à tort d’avoir cassé le vase de grand-mère, corriger un bulletin de notes par une moyenne tellement basse que leur père le consigna sur le champ, inciter une petite amie à rompre en laissant penser que David était infidèle … De toutes façons, il n’avait jamais supporté Célia, la pimbêche de glace. David était bien mieux sans elle. Aujourd’hui, d’héberger une employée du « 5ème avenue » qu’il connaissait à peine, c’était un mauvais coup parmi d’autres et ça l’amusait. Cependant, Samuel savait limiter les risques avec elle. Il l’avait observé au cours des mois : toujours souriante, patiente et d’humeur égale, respectueuse et honnête. Elle tenait la caisse au restaurant, gage de confiance et il l’avait déjà vu rendre à son propriétaire un portefeuille tombé d’un manteau. Certes, ce n’était pas une preuve infaillible de sa droiture, mais son instinct ne le trompait jamais. Et voyant la jolie blonde se diriger vers lui d’un pa<*s léger, un sourire radieux éclairant son visage délicat, Samuel savait qu’il avait eu une bonne initiative. Le temps de se saluer et ils prirent chacun leur voiture pour se rendre dans le quartier résidentiel où vivait David Cohen. Arrivés devant l’immeuble de standing, le jeune homme aida Emma à porter sa valise. Il lui montra le code qui déverrouillait la porte d’entrée puis ils empruntèrent l’ascenseur qui les mena au dernier étage. Sur le palier recouvert d’une épaisse moquette immaculée, il sentit la nervosité de la jeune femme. Peut-être était-elle mal à l’aise dans ce décor, peu habitué à vivre dans un tel luxe ? Samuel fut d’autant plus content de lui, imaginant lui offrir une parenthèse enchantée dans sa vie ordinaire. Ouvrant la porte de l’appartement, il la laissa pénétrer la première. Emma resta sur le seuil, intimidée.

-         Vous êtes vraiment sur de vous, David ? Je comprendrais que vous ayez changé d’avis.

-         Pas le moins du monde, ma chère. Voici les clés de l’appartement, le biper du parking souterrain et mon numéro de téléphone en cas de problème. Installez-vous. Considérez que vous êtes chez vous durant la semaine à venir.

Ils firent rapidement le tour des lieux : deux grandes chambres, deux salles de bain attenantes, un dressing, un bureau. De retour dans la pièce principale, qui comprenait une partie salon, une salle à manger et une cuisine américaine, Samuel s’adressa à la nouvelle occupante :

-         Vous allez vous en sortir. Ça va aller ?

-         Comment ça ne pourrait pas aller ? Vous ne savez pas à quel point je vous suis reconnaissante. Je vous promets que vous ne le regretterez pas. Je vais me faire tellement petite que votre frère n’y verra que du feu, à son retour. Merci encore mille fois.

-         Eh bien, Emma, je vous souhaite une bonne semaine et un joyeux noël. Si vous avez besoin de quoique ce soit, n’hésitez pas à m’appeler.

Puis il laissa la jeune femme au milieu du séjour et referma la porte derrière lui en sortant. Elle saurait bien trouver ses repères toute seule. Il était confiant. Cohen pressa le pas en direction de la sortie. Angela devait l’attendre, certainement nue dans son lit, comme il l’avait quitté un peu plus tôt. Il s’impatientait déjà de la rejoindre.

 

 

 

 

 

 

David Cohen attendait avec impatience ces quelques jours de vacances. Directeur d’une grande banque, il croulait sous les responsabilités et ne s’accordait que peu de moments de détente. Prévoyant, il avait organisé le séjour dans les moindres détails. En arrivant à l’aéroport, au bras de la belle avocate avec qui il sortait depuis plusieurs mois, il ressentit un instant de félicité. Dans son beau costume italien sur-mesure, tirant derrière lui un bagage de grande marque, il était accompagné d’une magnifique jeune femme, en partance pour une destination de rêve. Il avait tout ce que la vie avait à offrir de mieux. Une impression de réussite se dégageait d’eux, éclatante. Les gens alentours ne pouvaient s’empêcher de jeter un œil à ce couple si bien assortit, irradiant d’assurance et de pouvoir. Leurs billets étaient réservés de longue date, il n’y avait plus qu’à aller faire enregistrer les bagages. Et tant que client privilégié, David pourrait passer par un comptoir particulier, plus rapide. Pour tromper l’ennui du voyage, il décida d’aller s’acheter quelques magazines financiers et économiques. Le couple se perdit de vue. Durant ce laps de temps, le banquier ne fit pas vraiment attention à l’homme qui faisait un esclandre un peu plus loin. Il préférait ne pas trop accorder d’importance aux gens qui l’entouraient, en général. Il se concentrait sur les choses concrètes, nécessaires, qui pouvaient avoir un impact direct sur sa vie. En ressortant du kiosque à journaux, il chercha du regard la jolie brune qui l’accompagnait. S’était-elle rendue dans une des boutiques de luxe en quête d’un vêtement qu’elle aurait oublié d’inclure dans sa valise ? Il scruta la foule qui se pressait dans le hall. Enfin, il aperçut sa longue silhouette élancée qui se dirigeait vers lui. Plutôt que de la voir irradier de bonheur à l’idée de partir au soleil durant sept longs jours, elle arborait un air contrit, voire malheureux.

-         Une mauvaise nouvelle, Rebecca ?

-         On peut dire ça, oui. Je ne pars plus, David.

-         Comment ça, tu ne pars plus ? Une affaire de dernière minute que tu dois plaider ?

-         Rien à voir avec le travail, David. C’est à propos de nous, à propos de moi. J’ai ouvert les yeux et j’en ai assez de perdre mon temps.

-         De perdre ton temps ? Avec moi, tu veux dire ?

-         Exactement.

-         Et si on en discutait plutôt dans l’avion, qu’en dis-tu ? Tu as beaucoup travaillé ces derniers mois, tu es épuisée. Une semaine de dépaysement te permettra de voir les choses avec recul et discernement.

-         Je n’ai plus mon billet, je l’ai donné.

-         C’est une blague ? Sais-tu combien m’a couté cette semaine ? Et à qui as-tu bien pu le donner, bon sang ?

-         A quelqu’un qui en avait besoin. Cet homme qui faisait un scandale, tout à l’heure. Il voulait retrouver la femme qu’il aime. Il semblait tellement désespéré, tu aurais dû le voir ! Et sais-tu ce que j’ai pensé, en l’écoutant ?

-         Qu’il aurait dû s’y prendre à l’avance pour réserver son billet, répondit David, ironique.

-         Mais, non !J’ai pensé que cela ne m’arriverais jamais. Je ne m’étais jamais posé la question, finalement. Je me concentre sur ma carrière depuis des années. Et je suis satisfaite de notre relation. Mais j’ai trente ans. Je me rends compte que moi aussi, j’aimerais inspirer ce genre de sentiments à un homme. J’aimerais me sentir désirée, aimée, adorée, chérie. Je suis une femme et tu me vois comme une partenaire. J’ai besoin de passion, de grands sentiments. Mais toi, David, tu n’en es pas capable. Je n’ai pas envie de faire une croix sur mes rêves, pas tout de suite. Je suis encore jeune. Tu dois trouver cela ridicule, je peux le comprendre. Pourtant, je ne me sens pas prête à renoncer à l’espoir de vivre le grand amour. Donc je te le dis : c’est fini, David. Ou, si tu m’aimes vraiment, acceptes moi telle que je suis et montre-moi que tu tiens à moi. Sinon, adieu.

Abasourdit, Cohen ne sut que répondre. Déjà, son esprit pragmatique analysait la situation et lui dictait d’aller au plus vite se faire rembourser son billet avant que l’avion ne décolle. Un autre illuminé voudrait peut-être de sa place ? Il avait payé ces vacances une fortune. Rebecca attendait une réaction de sa part, s’aperçut-il. Que pouvait-il lui proposer ? Une promesse d’amour éternel ? La garantie d’une vie de passion ? Une demande en mariage ? Ridicule. La réaction de l’avocate était tellement puérile. Il l’aimait, la respectait, l’admirait, même parfois. Que voulait-elle de plus ? Il la voyait comme une femme séduisante, compétente, indépendante, intelligente. Une partenaire, oui. Avec qui il pouvait envisager l’avenir. Pour David, c’était la plus grande preuve d’affection et d’attachement. Elle reviendrait à la raison. Le surmenage la rendait hystérique. Typiquement féminin. Il allait lui laisser le temps de réfléchir, qu’elle se rende compte de tous les avantages qu’offrait une vie à ses côtés.

-         Rebecca, je te trouve excessive. Et d’annuler nos projets de vacances à la dernière minute ne me pousse pas à étaler mes sentiments, ici et maintenant. Tu me connais suffisamment pour savoir que je ne suis pas quelqu’un de démonstratif. Si c’est réellement cela que tu recherches, j’ai le regret de te confirmer que nous ne sommes effectivement pas faits pour être ensemble.

Digne, l’avocate l’embrassa sur la joue et s’en alla vers la sortie. David se dirigea vers un comptoir dans l’espoir de se faire rembourser.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Après l’épisode de l’aéroport, David s’était rendu directement à son club. Ce lieu suranné, exclusivement masculin, se révélait un sanctuaire pour le banquier. Entouré d’autres membres qui fuyaient soit la pression du travail, soit une vie de famille oppressante, soit la solitude, Cohen se ressourça. Une heure de squash et quelques longueurs de piscine plus tard, il déjeuna avec quelques habitués dominicaux. Déjà les propos de Rebecca s’effaçaient en lui et la vie reprenait le dessus. Pourquoi se poser des questions existentielles ? La vie était simple, faite de défis, de réussites et de petits moments de complicité masculine rassurants et reposants. En fin d’après-midi, la frustration de renoncer à son séjour laissa la place à l’interrogation d’occuper la semaine à venir. Au volant de sa voiture de sport, David se demandait s’il n’allait pas retourner à la banque le lendemain. Il s’était arrangé pour mettre un maximum d’affaires à jour avant son départ. Mais l’actualité des marchés demandait une vigilance de tout instant. Le travail ne manquait pas dans son métier où l’on pouvait voir le monde changer, où il fallait tout anticiper. Il ressentait le besoin viscéral d’utiliser chaque minute de son temps à participer à la marche du monde. Un besoin d’être au cœur de l’action, d’être un initié connecté à l’information. En arrivant chez lui, il s’était résigné de bon cœur à ne pas prendre de vacances. Il se gara devant son immeuble à regret, forcé de délaissé son emplacement souterrain réservé. Il rechignait toujours à stationner sa couteuse auto dans la rue, de nuit de surcroit, mais il avait laissé son biper à son frère, comme de coutume lors de ses déplacements. Arrivé chez lui, il inséra la clé dans la serrure quand il s’aperçut que la porte n’était pas fermée à clé. Samuel était-il passé ? Ce n’était pas le genre de son frère de venir chez lui, qu’il soit absent ou non. Un cambrioleur ? Impensable dans cet immeuble à digicode, sans aucune trace d’effraction. Cependant, David pénétra dans son entrée sur la

défensive. La première chose qui le frappa, ce fut la musique que diffusait en fond sonore sa chaîne Hi-fi. Des chants de noël ?  La lumière tamisée et les bougies créaient une ambiance chaleureuse qu’il ne connaissait pas à son appartement. De traditionnelles guirlandes rouges, vertes et or décoraient ses murs et un petit sapin à l’ornement scintillant trônait fièrement au milieu de son salon. Rebecca, évidemment. Elle regrettait déjà sa bêtise du matin. Elle avait dû réclamer ses clés à Samuel et vouloir se faire pardonner en préparant une surprise romantique. Cette attention plu beaucoup au banquier. Il était agréablement étonné de découvrir cette nouvelle facette dans la personnalité de Rebecca. Ce qu’il avait pris pour un délire de midinette à l’aéroport s’avérait être en fait de la sensibilité, un trait de caractère positif. Cela lui confirmait qu’il avait fait le bon choix avec elle, qu’elle aurait les capacités de fonder un foyer avec lui. Surprenant par contre son choix pour les ornements. Ça ressemblait à de la récupération. Une nouvelle mode dont il ignorait tout ? Il la pensait plus raffinée concernant la décoration d’intérieur. David suspendit son manteau dans le vestiaire de l’entrée et partie à la recherche de la jeune femme. La lumière filtrait sous la porte de la salle de bain de la chambre d’amis. La surprise fut de taille quand il découvrit la jeune femme qui sortait à moitié nue de la salle de bain. Et qui n’était pas Rebecca.

 

 

 

 

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